À la poursuite du grand caribou blanc

 

À Pierre-Olivier, mon fils

C’est tout à fait par hasard que le chasseur leva les yeux, précisément à ce moment, vers le haut de la montagne. Une ombre passait furtivement dans une trouée de lumière. L’homme se trouvait alors dans une embarcation, au centre d’un petit lac de la toundra arctique. Le chasseur s’empara de ses jumelles. Ce qu’il y vit le surprit au plus haut point. Un grand caribou blanc, seul et majestueux, franchissait la crête de la montagne dénudée, à plus d’un kilomètre devant. Au cours de toutes les années où il avait circulé et cherché dans le Grand-Nord, le chasseur n’en avait jamais vu, et de loin, de plus grand, de plus beau. Après cinq longs jours de chasse passés cette année-là dans le vent, la pluie et la neige, à attendre une harde de caribous qui ne venait pas, il s’agissait pour lui d’une occasion inespérée. Tuer un grand caribou blanc était le rêve de tout chasseur de caribou. Et celui-là était, en y regardant bien, tout à fait unique. Une tête couronnée d’un panache d’une taille tout-à-fait exceptionnelle. Peut-être un trophé record?

L’animal était en mouvement rapide. Loin, très loin pour les moyens du chasseur. Il disparut derrière la montagne. Le chasseur s’empressa d’accoster en un point stratégique. Immédiatement, il s’attaqua à l’ascension de la montagne avec armes et bagages. Il l’aborda de biais pour couper la route de la bête, qui s’en allait en direction du nord-ouest.

Courir un temps soit peu longtemps dans la toundra est une chose très pénible. Même si l’on doit bien admettre que la course au grand caribou blanc n’est pas classée au rang des disciplines olympiques, gravir, là-bas, la moindre pente à toute allure est un véritable exploit sportif. Les plaques de lichen sont le plus souvent épaisses, spongieuses et pleines d’eau. Leurs racines ne pénètrent pas profondément dans le sol. On y glisse, on dérape et on perd pied à tout moment. Il n’y a pas d’arbres dignes de ce nom mais le sol est parsemé en certains endroits de petits arbustes rabougris et touffus qui forment de véritables haies d’épines. Elles sont impénétrables et on doit les contourner. De plus, dès que l’on se trouve dans le déventement du flanc d’une montagne et que l’on quitte la protection de la brise qui souffle pourtant sur les lacs sans désemparer, des milliers, que dis-je, des millions de maringouins, de mouches noires (deux tailles au choix), de mouches à chevreuil (même s’il n’y a pas de chevreuils là-bas) et de frelons se précipitent en virant sur l’aile pour attaquer en piqué. Les mouches fondent sur tout ce qui vit, tout ce qui dégage de la chaleur. La fête, quoi! Il faut, comme on dit, payer de sa personne et c’est ce que l’homme fit. Qu’est-ce qu’un vrai chasseur de caribous ne ferait pas pour rencontrer, au moins une fois dans sa vie, un grand caribou blanc?

L’homme était jeune et se croyait en bonne forme physique. Il constata très vite qu’il était trop lourdement chargé. Il laissa d’abord tomber son sac qui roula jusqu’au pied de la pente. Puis il se débarrassa de son lourd imperméable qui était idéal pour affronter le vent et la pluie mais s’avérait quelque peu encombrant dans un sprint nordique. Il pensa même à se défaire de ses lourdes bottines de randonnée et à courir pieds nus dans le lichen mais il jugea que les déplacer lui prendrait moins de temps. De toute façon, ce n’était pas une bonne idée. À ce régime, il se retrouva rapidement le coeur battant à tout rompre et hors d’haleine, fatigué mais seulement à mi-pente. Il avait chaud. pourtant, il faisait froid. Il changea de stratégie et s’accorda quelques instants de reposgtoutes les cinq minutes. Et il repartait avec ardeur. La paire de jumelles frappant contre sa poitrine à chaque enjambée, la lourde carabine à l’épaule, il montait, montait sur la montagne du grand caribou blanc. Pour se donner du courage, il pensait, haletant, au gibier magnifique qui ne pouvait manquer de se trouver quelque part, de l’autre côté de la crête. Son ardeur redoublait à cette seule pensée. Il arriva finalement en haut, sur une sorte de plateau, longuement après le début de sa course, à force d’afforts et de patience. Il était exténué.

Bien sûr, il n’y avait rien. Que du vent et de la pluie. Un examen attentif des environs à la jumelle ne montra au chasseur rien qui vive à des kilomètre à la ronde. Il n’y avait sans doute plus rien à faire.

Vous êtes déçus? Soyons un peu sérieux, très chers lecteurs. On ne devient pas un grand caribou blanc à attendre patiemment les chasseurs en haut des montagnes. De toute façon, les bonnes histoires de chasse ne se terminent jamais ainsi. Ce serait trop facile et sans intérêt. C’est en fait le moment du récit où le héros est, lui aussi, très déçu mais où il juge qu’il a brassé trop de tonnes de papier dans son bureau grand comme un placard, qu’il a enduré trop longtemps la poussière et la cohue de sa ville pour y retourner une autre année sans tenter l’impossible. Et c’est ce qu’il fit. Le haut de la montagne était silloné par de nombreux sentiers. Il s’agissait de pistes tracées là par le passage des hardes de caribous, sans doute depuis des centaines d’années. Ces sentiers s’entrecroisaient et allaient dans plusieurs directions mais suivaient, en gros, un axe sud-est/nord-ouest. Par chance, le chasseur ne releva que très peu de pistes fraîches. Seule la marque profonde et large d’un caribou adulte était visible. Elle disparaissait parfois, sans doute parce que la bête sortait des sentiers pour brouter quelques instants, mais elle était facile à suivre. La question était maintenant de savoir à quelle vitesse se déplaçait la cible et si l’on pouvait la rattraper.

Une petite pluie fine tombait et le haut de la montagne était balayé par des rideaux de brume. Sans imperméable, le chasseur avait froid et il pressa le pas. Le sentier passait en haut d’une nouvelle élévation, entre d’immenses quartiers de roc laissés là par les glaciers il y a des milliers d’années. Plusieurs de ces rochers formaient dans le brouillard ce qui semblait être des murailles et des tours de guet. L’homme eut l’impression d’entrer dans une sorte de citadelle du moyen-âge. Une forteresse abandonnée par la nature. Et il marchait, marchait, relevant, ça et là, la grande piste fraîche. Un être humain est-il déjà venu là? Il en doutait. Il se sentait tout à fait seul, comme une sorte d’homme préhistorique découvrant le monde. Il atteiggnit l’autre versan de la montagne.

Le chasseur s’approcha du bord et vit que ce versan était bordé par une petite vallée fermée, en contrebas, par une colline. Le temps était plus clair. Long examen à la jumelle. D’abord rien. Puis tout à coup, le chasseur découvrit la bête. Le grand caribou blanc était là-bas, au fond de cette sorte de cuvette, caché partiellement par un buisson d’arbustes mais avec un panache qu,il était impossible de dissimuler bien longtemps. Il avait visiblement été attiré là par une zone plus fertile. Il broutait du lichen et des herbes tendres tout en avançant vers la colline. Il était à environ 600 mètres du chasseur, nettement hors de la portée de la carabine. L’homme devrait avancer derrière le caribou, presque complètement à découvert. Que faire?

Il était sous le vent de la bête, qui ne pouvait le sentir. Elle lui montrait son dos. Descendre derrière la proie sur le flanc de la montagne, en se cachant derrière les rares buissons et les rochers qui s’y trouvaient était la seule option. Il fonça.

Et on redescend. Le plus silencieusement possible, parfois sur les talons, sur les fesses et sur le dos, glissant là encore sur les plaques de lichen. Le chasseur se dissimule, rampe et s’approche. Le caribou lève la tête de temps à autre mais semble absorbé par la contemplation de la colline, vers laquelle il s’avance en broutant ici et là. Il semble maintenant encore plus énorme aux yeux du chasseur. Cinq cents mètres. Encore trop loin. Le chasseur passe maintenant en courant d’une cachette à l’autre. Le caribou avance toujours par petites traites vers la colline. Sa foulée est élégante et souple. On jurerait qu’il a des roulement à bille dans les épaules. Quatre cent mètres. C’est la limite de la portée utile de la carabine. Le chasseur claque des dents, de froid et d’excitation. Le caribou va disparaître une nouvelle fois. Il faut faire qquelque chose.

Le chasseur tente de repérer le caribou dans son téléscope. Il ne voit qu’un nuage blanc, l’humidité ayant pénétré dans l’appareil, le rendant inutilisable. L’homme a du mal à calmer sa frustration. Il lui reste seulement la possibilité de tirer à l’aide des mires ouvertes. Tout en restant en mouvement, il déverrouille le télescope et le laisse tomber. Il est encore une fois hors d’haleine. Le caribou arrive au bas de la colline. Il s’arrête, puis repart. Il monte sur une petite butte. Trois cents cinquante mètres. Il va redescendre derrière la colline dans quelques secondes. C’est la seule chance du chasseur. Il sait qu’il n’y en aura pas d’autre. Mais c’est loin, très loin pour un tir à mires ouvertes. Il faut prendre le temps de prendre appui sur un rocher, stabiliser l’arme, viser bien au dessus de la bête pour compenser la distance et, surtout, se concentrer malgré l’épuisement. Quelques instants et la bête va disparaître.

BANG! Un flottement de quelques fractions de secondes et le caribou s’effondre comme le fait un chateau de cartes. Le chasseur pousse un cri de joie. C’eest une magnifique victoire! Du moins, il le croit.

Le grand caribou blanc sembla percevoir les pas du chasseur. Le train arrière paralysé, il se dressa subitement sur ses pattes de devant en relevant la tête. L’homme et la bête étaient face à face, immobiles. La bête était magnifique. Énorme. Un mâle de près de 300 kilos. Une quinzaine d’années. Un beau pelage blanc et beige. Un panache élancé et très bien ramifié, encore revêtu de son velours – on était à la fin du mois d’août – de couleur brun foncé. Un large poitrail, orné sur le devant par une sorte de grande bavette blanche. Mais tout de suite, l’attention de l’homme fut attiré par les yeux de l’animail. De grands yeux bleus, avec une teinte se rapprochant du turquoise. Ce n’était pas le regard vide d’un bovin regarder passer les trains. Non. À la grande surprise du chasseur, il y avait une présence intelligente dans ces yeux et, clairement, une sorte de question:

«Qui es-tu et que fais-tu ici?»

L’animal ne manifestait aucune peur, aucune souffrance, seulement de l’étonnement. Les naseaux frémissants, il regardait le chasseur droit dans les yeux. L’homme resta figé, comme subjugué, désemparé. Il n’avait jamais connu un tel contact avec une bête. Il avait chassé un grand nombre de caribous mais n’avait jamais eu l’occasion de les regarder dans les yeux.

«Qui es-tu et que fais-tu ici?»

Ce caribou avait vécu de grands espaces et de liberté. Il avait parcouru des milliers de kilomètres dans l’immensité désertique du Grand-Nord. Il avait traversé des fleuves et des rivières tumultueuses. Il s’était battu contre nombre d’autres mâles et, sans doute, contre des meutes de loups. Il avait résisté aux vents et aux froids terribles de l’hiver arctique. Et voilà que cette magnifique vie allait se terminer par un coup du hasard, là sur une petite colline battue par le vent et la pluie. Le chasseur pensa qu’il venait d’abattre le seul être beau et vivant aperçu au cours des cinq derniers jours. Il y avait tellement de force et de vie dans cette bête. Malgré lui, il eut subitement envie de crier : «OK les gars, je me suis trompé. On oublie ça. On efface tout. on revient en arrière.»

Mais, bien sûr, ce n’était plus possible. Et il y avaait ces yeux qui ne cessaient de le regarder.

L’homme était désemparé. Il pensa qu’il s’agissait là de la chose la plus belle, la plus profondément émouvante, vécu depuis la naissance de ses enfants. Et puis là, encore une fois, l’impression, la conviction d’être en présence de quelques chose de sacré, une sorte de communication profonde avec la vie.

Figé, l’homme était toujours devant la bête, qui continuait à le fixer du regard. Et toujours des yeux bleus. Le caribou ne manifestait aucun signe de douleur mais sa respiration devenait de plus en plus difficile. De toute évidence, il fallait l’achever. Il fallait en finir. Mais le chasseur ne le pouvait pas. Ne le pouvait plus. Rien ne se passait.

Il pleuvait de plus en plus fort sur la colline où un grand caribou blanc posait des questions qui ne trouvaient toujours pas de réponses.

Au bout d’un long moment, l’homme dit à la bête :

«Pardonne-moi mon pauvre vieux bonhomme.»

Il lui tira une balle en plain coeur. Il pleurait.

Plusieurs années plus tard, alors qu’il se trouvait en pleine course de sa vie familiale et professionnelle, on annonça à cet homme qu’il était frappé par une maladie rare et incurable. Une sorte de dégénérescence progressive et dévastatrice. La cause en était inconnue. Son existence tout entière allait basculer. Il allait perdre d’abord l’usage de ses jambes puis, peu à peu, de ses bras, de la parole et la maîtrise de tout son corps. Il allait mourir à bout de souffle mais demeurer conscient jusqu’à la fin. La paralysie gagnait sur lui de jour en jour. Ce fut la panique.

Le désespoir s’empara de l’homme. Il se révolta contre ce qu’il croyait être une profonde injustice de la vie, lui qui pensait l’aimer et la connaître comme nul autre, lui qui croyait être fort, lui qui comptait pour acquises tant d’autres belles années à vivre. Il lui sembla qu’il allait sombrer dans une sorte de folie. Il était habité par la peur. Hanté par la mort.

Dans le tumulte de son esprit troublé, il entendit alors, de plus en plus distinctement au fil des jours, une petite voix douce qui disait:

«Pardonne-moi mon pauvre vieux bonhomme.»

Il y avait là bien sûre une sorte d’ironie cruelle mais aussi, finalement, matière à réflexion. Et la voix répètait:

«Pardonne-moi mon pauvre vieux bonhomme.»

L’homme revit la bête frappée par lui en pleine vie dans l’immensité de la toundra. Il lui apparut alors comme une évidence qu’il ne pouvait quitter ce monde avec moins de calme et de sérénité que ne l’avait fait le grand animal. Il ne faisait, au bout du compte, que partager le même sort. Il fut convaincu, peu à peu, qu’il faisait partie de la même vie, du même destin, de la même fabuleuse mais précaire aventure qui pousse tous les êtres vivants en avant mais qui, inéluctablement, s’arrête un jour. Il comprit que la vie ne lui devait rien mais que lui, il lui devait tout. Au bout d’une longue période de tumultes, avec de l’aide, il finit par l’accepter. Tout simplement. Puis, le calme vint. Puis un peu de sérénité.

Et l’homme se résolut alors de s’en aller tout doucement, laissant la vie le dépouiller peu à peu de ce qu’elle lui avait donné, laissant la vie l’amener vers un paradis où les grands caribous blancs et les chasseurs de grands caribous blancs cheminent ensemble dans l’immensité de l’infini. Libres et amis pour toujours.

CLAUDE MASSE
NOVEMBRE 2003

Ce contenu a été mis à jour le 28 août 2015 à 14 h 02 min.